CHAPITRE VIII

Sur l’affreuse toile cirée, usée jusqu’à la trame et couverte de taches suspectes, parmi les verres d’anisette où jouait la lumière vert-de-gris, un représentant avait disposé quelques cercueils miniatures figurant les nouveautés. Léonard, hypnotisé par les boîtes de démonstration, régla la mise au point de ses jumelles, examina les cercueils disposés sur la table : transparents, hérissés de pointes, bicolores ou chromés, chamarrés ou habillés d’arabesques, ils étaient osés, grotesques, délirants. Le bonimenteur, un chauve à bec-de-lièvre, précisait avec emphase :

— Un satin très riche fait un effet bœuf sous le translusex. Les familles du défunt, je vous le garantis, sont toujours très impressionnées. Et la pose en est simple ; tenez, je vais me lancer dans une petite démonstration…

— Visez comment se confectionne le matelas, mecs ! commanda Vilma, émerveillée, tout en sirotant son verre avec des mines gourmandes.

Elle tira nerveusement sur la manche de Marcel qui semblait se désintéresser de la marchandise « dans le vent », et rêvassait, captivé par le manège d’une énorme mouche bleue, collée à une souillure de la vitre :

— Dis, toi, espèce de larve ! Ne tourne pas le dos quand il s’agit d’apprendre les bonnes manières, hein ?

— J’écoute, se défendit Marcel, gêné.

Léonard frémit de haine : les marchands de mort le narguaient dans leur laideur. Quand ils ne venaient pas le harceler, quand ils ne le torturaient pas, ils manipulaient des cadavres, les logeaient dans des coffres ahurissants, en vivaient ! Il avait envie de hurler, à pleins poumons, son mépris et son écœurement ; pourtant, les dents plantées dans ses lèvres, il resta coi.

— Le matelas, continuait le représentant précieux, suintant d’amabilité, est livré au jour le jour, sur simple coup de sidérophone, à la forme et aux dimensions souhaitées. Regardez, vous rabattez de cette manière le volant plastifié qui le prolonge, et le tour est joué… Les prix ? Soyez tranquilles, ils sont raisonnables. Mais dois-je vous rappeler que le client écrasé de peine, paye les yeux fermés ?

— C’est bon, acquiesça Vilma en caressant l’une des boîtes du bout de ses gros doigts. Livrez-nous une cinquantaine de cercueils à pointes. Je suis certaine que les benêts trouveront la viande froide bien protégée par cet oursin. L’article doit marcher.

Amer, le peintre s’éloigna de son perchoir ; grommelant des injures entre ses mâchoires serrées, il s’élança dans l’escalier, fondit dans l’atelier, se précipita sur une bouteille d’alcool déjà entamée, porta si vite le goulot à ses lèvres qu’il heurta les gencives. « Aïe ! » Du sang gicla, dégoulina sur son menton. Maladroitement, il en barbouilla ses moustaches du dos de la main, puis il abandonna la bouteille pour aller s’éponger la face à l’aide d’un vaste mouchoir devant un miroir. Cependant, il eut beau se tamponner, le filet rouge reparut sans cesse. Il n’y avait pas de doute : il était atteint d’hémophilie ! Ah ! D’Santo n’avait pas fini de le sermonner ! De rage, il jeta le mouchoir à terre, le piétina, marcha tête baissée, s’arrêta face au tableau presque achevé où Vilma, hautaine, une expression machiavélique sur le visage, le regardait fixement. Cette trogne de sorcière lui fit revenir en mémoire un texte qu’il avait appris il y avait longtemps et qu’il récita de manière mécanique et heurtée :

— « … La bouche comme un marécage insalubre… Les cheveux comme une chaise dépaillée… »

De l’ongle, il chassa une poussière qui s’était déposée sur la toile. Cette maniaquerie le poussa à se moquer de lui-même, car la maritorne l’avait obligé à supprimer la verrue qui déformait sa lèvre ! Un grain menu qui ne pouvait guère nuire à un ensemble plus que disgracieux…

Tout se mélangeait dans cette sinistre comédie, cette mascarade, mais, bon Dieu, de sa gencive meurtrie le sang coulait toujours, poissant sa langue. Il s’approcha alors de la baie avec l’intention d’aller cracher dehors quand il surprit, collée derrière la vitre, une tête immobile. Du coup, il avala le caillot de sang qui engluait sa bouche. L’homme qui paraissait le guetter portait, enchâssées dans ses orbites, les monstrueuses lunettes noires, hémisphériques, qui l’avaient tant choqué lors de la visite de Bousquet et de ses sbires ; c’était Rombus, le policier aveugle. Cette présence insolite avait de quoi le sidérer et, pendant qu’il se posait des questions, Rombus contourna la bâtisse au pas de charge, entra sans frapper. Le corps pris dans une combinaison taillée d’une seule pièce, il ressemblait vraiment à un reptile. La crête jaune qui surmontait son crâne pointu accentuait son aspect de dragon préhistorique.

— De quoi s’agit-il ? interrogea durement Léonard, impressionné par les yeux globuleux où son reflet, minuscule, formait un pistil animé, obscène.

L’homme posa ses doigts effilés sur les épaules du peintre, puis, par petites reptations, des contacts saccadés, il palpa son cou, ses joues creusées de rides, pleines de sang, ses moustaches engluées.

— Tiens ? demanda-t-il. Vous saignez ?

Cette inspection sur sa personne était intolérable. Léonard se cabra, prêt à mordre, avala encore une gorgée fade. Plus menaçant qu’Eusèbe et Vilma réunis, le policier aveugle effilochait sa résistance nerveuse. Rombus s’approcha de lui ; son haleine empestait l’éther. À moins de dix centimètres, Léonard put dénombrer les points de suture striant la peau autour des lunettes plantées en chair comme des tessons de bouteille. Répugnant. Les lèvres sèches de l’homme s’ouvrirent et sa mâchoire claqua :

— J’ai senti tout de suite que vous étiez l’assassin de Felipe, aussi suis-je venu vous espionner. J’ai enregistré sur lorophone les passionnantes conversations que vous avez eues avec Mme Vautrin. Vous êtes cuit.

Léonard ne songeait plus à son hémorragie. Son corps entier se liquéfiait ; il avait l’impression insupportable qu’il allait se répandre aux pieds de Rombus comme une grosse crème flasque, une inconsistante mayonnaise. Il pleurnicha :

— Vous m’arrêtez ?

— Je ne suis pas fou, répondit Rombus d’une voix à peine audible, un souffle rauque. Arrêté, jugé, tué… Qu’y gagnerai-je ? Mort, vous ne représenteriez pas davantage d’intérêt pour moi qu’une crotte de chèvre. Tandis qu’en vie…

— Que voulez-vous ?

— La peur gicle de tous vos pores ! chuinta l’homme-reptile. Elle suinte à grandes exhalaisons puantes de vos aisselles, de votre bas-ventre…

Il bouscula Léonard qui zigzagua à reculons jusqu’à ce qu’il bute contre le mur et, tout en continuant à tapoter sa poitrine, nasilla :

— Savez-vous combien je gagne pour faire mon fichu métier ?

Désemparé par la brutalité de l’agresseur, Léonard se contenta de gémir.

— Je vous demande si vous avez une idée du montant de mon salaire mensuel, reprit l’étrange policier sur un ton de pédagogue.

Léonard émit entre ses lèvres soudées un petit bruit incongru qui en disait long sur ce qu’il pensait du salaire de l’infirme.

— Dix mille écus, précisa l’aveugle. Ridicule, n’est-ce pas ?

Il s’éloigna, fit quelques pas dans la pièce, puis revint précisément vers Léonard, comme s’il le voyait. Cet individu percevait ce qui l’entourait avec une exactitude stupéfiante ; sans doute devait-il ce sixième sens à ce minuscule appareil logé dans l’une de ses oreilles, ce bijou griffu semblable à une araignée tapie dans son trou.

Le menton inondé de sang, les yeux exorbités, Léonard considérait le nouveau maître chanteur avec l’envie féroce de lui percer le ventre, mais Rombus se mit à lui cogner le front, avec insistance, de l’index replié, comme on frappe à une porte qui s’obstine à demeurer close.

— Eh bien, dit-il, pour arrondir ces misérables fins de mois, monsieur le criminel, je vous propose un marché : mon silence contre un million d’écus.

— Cent fois votre salaire, bafouille Léonard, prisonnier.

— Envoyez la monnaie et je détruis devant vous mon lorophone.

Il balaya l’air de ses mains ouvertes, à la manière des prestidigitateurs, cria :

— Pfuitt ! Envolées, les preuves accablantes ! Monsieur le criminel pourra continuer à s’adonner à la jalousie, jusqu’au prochain meurtre.

— Vous êtes immonde, grasseya Léonard, piqué au vif.

Rombus grimaça, ressemblant ainsi tout à fait à un serpent, puis il se courba, prit une bonne assise sur ses jambes pour lui assener un formidable coup de poing dans l’estomac.

— L’addition s’alourdit, martela-t-il, furieux. Maintenant, la note s’élève à un million et demi.

Au bord de la nausée, Léonard tituba vers son coffre digital, appuya sa paume au milieu de la porte qui s’éclaira et frémit avant de s’ouvrir. Il tira la somme demandée et la remit à Rombus sans mot dire. Le policier soupesa le sac d’écus, jugea au poids que le compte y était.

— Voilà une affaire rondement menée, jubila-t-il. Comme convenu, j’anéantis le lorophone.

De son bracelet métallique, il fit jaillir un mini-disque, le présenta entre le pouce et l’index avant de l’enfoncer dans sa bouche pour le croquer sans manières. Quand il l’eut avalé, il fit claquer sa langue, heurta ses talons l’un contre l’autre et s’en alla, laissant le peintre médusé, aussi vide et pitoyable qu’une vieille poupée de chiffon.

Lorsqu’il s’allongea sur son lit, ce soir-là, Léonard ruminait toujours la visite du policier véreux, tout en examinant, à la clarté d’une lampe de Nux, l’hématome violacé qui s’étendait sur son ventre endolori. Son inquiétude croissait avec l’importance de cette vilaine tache dont le pourtour incertain virait au jaune, au vert. À deux ou trois reprises, il matérialisa son sidérophone, mais il n’eut pas le cœur d’appeler D’Santo, car le médecin l’aurait assommé avec ses questions et ses mimiques paternelles.

Avec douceur, il se massa le ventre, chercha une solution pour échapper à ses tortionnaires, mais n’en trouva aucune : s’il fuyait avec la nourrice, les Vautrin le livreraient sûrement. Il paraissait impossible de se soustraire à leur vengeance. Pour l’heure, il devait se contenter de conserver le rite de la tétée, en profiter en espérant que le charme l’enveloppe à nouveau. C’était une lutte contre la montre, en attendant la mort.

Le jour pointa ; il regarda la lueur terne du matin allumer de pitoyables tramées sur les tentures tirées devant les fenêtres, puis perçut quelques bruits feutrés qui annonçaient le retour de l’infidèle Catalina. Une douleur lancinante l’envahit. Cette femme-là était son dernier luxe, une coquetterie, un ultime caprice d’artiste, une toquade de vieillard fortuné. Allait-il continuer à la partager ? Non ! Non ! Les visages des fossoyeurs voisins tournoyèrent dans son esprit embrumé : Joan, Fernand, Marcel… Eusèbe ? Puisque Vilma, cette vieille truie, cette immonde baleine avait confessé avoir été la maîtresse de Felipe, les doutes pouvaient aussi se porter sur son époux. Une certaine logique, d’ailleurs, voulait qu’il en fût ainsi, mais des preuves s’imposaient. Des preuves ? Il n’était guère doué pour s’en procurer !

Dans la chambre voisine, ses ablutions achevées, Catalina se couchait. Léonard, muscles vrillés, fut secoué d’une quinte de toux ; il se racla longuement la gorge, se leva, gagna les toilettes où il cracha, dans le lavabo, un énorme caillot de sang.

*

Le ciel qui couvrit le jardin, ce jour-là, ressemblait à un bloc de viande avariée, strié de veinules graisseuses qui emprisonnaient des débris de lumière, des grumeaux phosphorescents. Il venait du dehors un remugle de pourriture, une suffocante puanteur de charogne qui annonçaient la dégradation générale des végétaux, la décomposition des insectes, des reptiles, de tous les animaux qui avaient, Dieu sait comment, survécu jusque-là.

Léonard appuyait sur les boutons de commandes d’agréables odeurs artificielles que des vaporisateurs discrets diffusaient dans toute la maison, quand Vilma se présenta à nouveau chez lui. Avec une évidente satisfaction et un front de gloire, elle s’attarda devant son portrait qui séchait sous le blanc faisceau d’une lampe.

— C’est la première fois que nous avons un tableau dans la famille, annonça-t-elle avec des gloussements de dindon. Je suis ravie. On rejoint la noblesse du temps passé, quoi.

Espérant qu’elle s’en irait vite avec sa toile, Léonard lui tourna le dos. Elle souleva le portrait.

— Bon vent, soupira Léonard, sans quitter des yeux les plantes désolées du parc.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Comme les pauvres vestiges de la végétation, Léonard se sentait accablé.

— Aucune importance, soupira-t-il.

— Ce qui a de l’importance, décréta la femme d’un ton sentencieux, c’est de se remettre à l’ouvrage. Tu vas me représenter de profil, maintenant. Tout de suite. Oh ? Tu roules des yeux ronds ? Pas la peine de faire ta mijaurée, mon petit père, tu ne m’impressionnes pas. Voilà mon profil. Le gauche, de préférence, à cause de la verrue. Tu peux commencer, je suis disponible.

Un vent aigre gonflait la poitrine du peintre. Il agita ses doigts, doucement, puis de plus en plus vite, comme s’il pianotait sur quelque clavier invisible, tout en amorçant de grands mouvements de balancier avec ses bras. Goguenarde, Vilma jouissait de cette réaction nerveuse, profitait perfidement de ce trop-plein de rage.

— C’est le profil ou le laser, au choix, lâcha-t-elle, fielleuse.

Léonard leva les mains avec l’intention soudaine d’étrangler la maritorne, mais il suspendit son geste brusque et se mit à tortiller ses doigts au-dessus de sa tête à la manière des danseuses balinaises. Ridicule et gauche, il chantonna « Trabadja, la mouquère… », mima une singulière et grossière danse du ventre. Voyant Vilma médusée, il tira la langue à deux ou trois reprises avant de se lancer dans un extravagant délire verbal, sans cesser de se contorsionner :

— T’as la tronche en courgette, poilala, larirette, ronchonchon la bébête, glaglaoui, les roupettes…

— Arrête ! couina Vilma, ulcérée.

Mais Léonard était lancé ; il planta les pouces dans ses oreilles, loucha : « Ougougou ! Ougou ! Ougougou ! » glouglouta-t-il, emporté par une frénésie tragi-comique, un jeu d’animal perturbé.

— Ta gueule, connard ! vociféra la ventripotente femme en montrant le poing. Tu vas la fermer, dis, vomissure ?

Les menaces ne stoppèrent point l’intarissable galimatias. Déchaîné en une gigue ridicule, Léonard plongea les doigts dans un pot de peinture, s’en barbouilla le front, le nez, le menton. D’épaisses gouttes s’accrochèrent à ses sourcils broussailleux, à ses moustaches. En un geste théâtral, il déchira sa chemise, traça de dégoulinantes rayures sur la peau blanche de sa poitrine.

Vilma, de sa démarche de pachyderme, se dandina vers l’immonde cabas qu’elle avait laissé traîner près de l’entrée, s’en saisit pour en donner force coups au dément. Mais l’ampleur de sa protestation ne fit qu’envenimer les choses : Léonard, bêlant telle une chèvre affolée, arracha son pantalon. Entièrement nu, il tournoya, s’empara d’une éponge qu’il gorgea de teinture bleue dont il se tacheta le ventre, le sexe, les fesses, les cuisses, les genoux, les mollets… Furieuse, désemparée, Vilma s’éloigna enfin. La dernière vision qu’elle eut de lui avant de quitter la maison fut suffocante : Léonard la poursuivait à quatre pattes, le cou tordu, en aboyant comme un chien.